mercredi 24 septembre 2008

En faut-il peu... pour être heureux?

La question mérite d'être posée, pour la énième fois. Et on la posera encore demain, dans dix, cent ans. La fameuse chanson de l'ours Baloo, tirée de l'interprétation américanisée du chef d'oeuvre littéraire de Rudyard Kipling, porte en elle une réflexion philosophique qui a passionné l'humanité siècle après siècle, celle du bonheur oscillant entre une approche matérialiste et une autre approche qui serait davantage post-matérialiste.
La première approche consisterait à dire que toute source de bonheur est reliée à la possession éventuelle d'un objet concret qui puisse maintenir, sur une ligne temporelle, un état de paix intérieure. On pense immédiatement à l'argent comme illustration de ce point de vue, car il distingue clairement, au sein de la société, ceux qui ont de ceux qui n'ont pas. Ceux qui peuvent, de ceux qui ne peuvent pas. Ceux qui sont, de ceux qui ne sont pas. Avoir, Être, Pouvoir, trois verbes dont les conjugaisons hantent les rêves de nos chers apprenants de français tant elles sont irrégulières, mais trois verbes qui disent tout. Le matérialisme est une notion a priori négative. Dire à quelqu'un qu'il (ou elle, car le féminin peut exister) est matérialiste est très rarement un compliment, qui du reste n'en est pas moins pris comme un reproche. C'est au fond rendre son interlocuteur, ou cutrice, conscient(e) de la solidité du lien entre son être et le monde tangible. Dans cette perspective, si l'on ne peut acheter le bonheur, en tous les cas, on peut se procurer les moyens de ne pas l'éviter. J'utilise à dessein cette litote, ayant à l'esprit l'idée simple que si le bonheur est une finalité qu'on ne peut atteindre, telle la notion "plus l'infini" en mathématiques analytiques, on peut tendre vers elle, disons, "par l'absurde", c'est à dire en se préservant de "moins l'infini" par quelque moyen que ce soit. La santé, le souci de pouvoir manger à sa faim quotidiennement, vivre au chaud, autant de préoccupations que je qualifierais de primaires (sans connotation négative) liées à l'approche matérialiste. Il s'agit de la première strate de la notion de matérialisme, qui, au fond, n'est pas répréhensible du fait qu'elle nous anime tous autant que nous sommes. Ce n'est qu'à partir du moment où le besoin matériel exprimé par l'individu bascule dans la contingence que la connotation négative du concept de matérialisme prend tout son sens. Ce qu'on a tendance à appeler "nos besoins secondaires".
A l'inverse, il est intéressant d'observer que le concept opposé à cette approche n'est pas l'immatérialisme. L'Immatérialisme existe pourtant comme doctrine philosophique ; pour résumer, les disciples de ce concept refusent aux objets leur matière intégrante (les atomes). D'après les philosophes immatérialistes tels Berkeley ou Stuart Mill, ce qui existe, c'est ce que l'on perçoit; ce que l'on ne perçoit pas n'existe pas. La science a bien entendu apporté de claires limites à cette doctrine qui n'en est pas moins intéressante dans la mesure où elle accorde une place prépondérante à nos facultés sensorielles. Quel serait donc le qualificatif exactement inverse à l'appellation négative de matérialiste? La connotation négative deviendrait-elle donc positive, si l'on parvenait à trouver cet adjectif antithétique? Pour transposer ma question dans le domaine des mathématiques, j'appellerai M le concept négatif de matérialiste dont je cherche le concept contraire. Quelle est donc la valeur de (-M), en termes linguistiques? et la valeur de (1/M) ? C'est là ma question qui reste ouverte et dont je ne chercherai, volontairement, à donner quelconque élément de réponse ou proposition. Cette réflexion repose sur une interrogation simple : l'opposé d'un concept philosophique est-il égal à son inverse?
Une chose est certaine : le matérialisme au sens socio-économique du terme, ne s'oppose pas, malgré le suffixe marquant l'oppposition, à l'Immatérialisme qui est une doctrine philosophique.
Nombreux sont les philosophes, économistes et sociologues qui, plutôt que de considérer une opposition du matérialisme à un autre concept dans l'absolu, ont préféré considérer une évolution chronique de la notion de matérialisme vers autre chose, qu'on nommerait le Post-Matérialisme. On trouve ainsi, dans les préfixes "Pré-; Post-", l'idée d'une évolution des concepts. L'approche est donc différente du cas de figure où l'on utiliserait les préfixes "in;im;il;ir" opposant les concepts en ne tenant pas compte du facteur temps. Mais quel est alors le rapport avec le bonheur, sujet initial de notre conversation? J'y viens.
On associe volontiers, parfois naïvement, être heureux et être satisfait. Soit. Ces expressions faisant toutes deux référence à une idée positive, on peut alors tenter le rapprochement. Mais avec parcimonie, s'il vous plaît. N'y voit-on pas, en effet, la différence entre une sensation éphémère correspondant à l'accomplissement d'un acte, et une sensation déjà plus durable, renvoyant vers un état d'esprit à part entière? L'un peut-être la conséquence de l'autre. La satisfaction peut conduire à une certaine forme de bonheur, mais le bonheur conduit-il à une satisfaction? Satis, en latin, signifie "assez". Que celui (ou celle, car le féminin peut exister) qui en a assez d'être heureux me jette la première pierre. On peut en revanche, en avoir assez d'être constamment satisfait... lorsque rien ne nous résiste et, matériellement, lorsque rien ne nous est refusable ni refusé. C'est la mise en abyme du concept de satisfaction, de l'assez dans l'assez, et ceci conduit, à mon sens, partout sauf au bonheur. Ce qui me fait conclure cette partie sur l'idée que bonheur et satisfaction sont de faux jumeaux.
Se satisfaire, c'est répondre à des besoins ponctuels. On peut se satisfaire et être satisfait cinquante fois dans la journée. La satisfaction est un phénomène à mon sens quantifiable, alors que le bonheur, pour reprendre une approche scientifique, est binaire. 1 ou 0. Reste à savoir comment l'esprit humain arrange la métaphore précédente et son réseau de connexions : à quoi correspondent 1 et 0 ? C'est une question qui appartient à un autre débat. Mais peut-on affirmer avoir été heureux trois ou X fois dans la semaine? De mon point de vue, satisfaction et bonheur s'inscrivent dans des échelles temporelles distinctes, les frontières du premier concept me paraissant plus nettes que celles du second.
C'est ainsi que la satisfaction, à mon sens, relève davantage d'une approche matérialiste. Qu'on satisfasse un besoin nécessaire ou contingent, ou qu'on ne le satisfasse pas d'ailleurs, cela met en jeu une période temporelle de jubilation relativement bien délimitée, à son commencement comme à sa fin, la fin correspondant au moment où le niveau de désir s'est complètement amenui. Les sensations éphémères de satisfaction pourraient être appelés des "petits bonheurs" et il est intéressant de voir qu'une accumulation successive de petits bonheurs, comme nous l'avons vu plus haut (lorsqu'il s'agissait de voir qu'on peut connaître le sentiment de satisfaction cinquante fois dans une journée) ne conduit en aucun cas à un bonheur linéaire. Qui a dit que les petits ruisseaux faisaient les grandes rivières? Placer bout-à-bout des sensations de satisfaction, c 'est accumuler une suite de sensations qui se soldent par l'interjection "assez!". On comprend donc que ceci est strictement incompatible avec la notion de bonheur linéaire, qu'on exprimerait, si vous me le permettez, au biais de l'interjection "encore!".
Je vous invite maintenant à écouter une chanson, avant de poursuivre la lecture de ce post. Comme elle ne se lance pas automatiquement à l'affichage de cette page, il ne vous reste qu'à cliquer sur le bouton que vous savez.
Cette chanson, à mon sens, dit tout sur le concept de bonheur et les malentendus qui s'y apparentent. Malentendu dans la mesure où le bonheur que l'on cherche ne correspond pas, voire ne correspond plus à celui qui nous est offert, comme une sorte d'incompréhension sur le marché du bonheur, entre la demande et l'offre... Souchon marque ici un point intéressant, celui d'un virage, d'une transformation de nos besoins. Nous, attirés par les étoiles [et] les voiles, sommes en quête de nouveaux rêves, d'idéaux, de concepts qu'on n'achète pas. Et fort heureusement d'ailleurs. L'impression que me donne ce texte, c'est que l'offre a toujours un métro de retard par rapport à la demande. Cette offre, qui considère que tout ce qui s'apparente au bonheur ou qui tend vers lui possède son propre code barre. Il faut en effet voir comme on nous parle, lorsqu'on nous ferait presque culpabiliser sur le fait d'avoir encore quelques rêves que l'argent, aussi puissant soit-il, ne parviendrait à nous enlever. On nous aura bien fait comprendre que pour tout le reste, il y a Mastercard, et c'est fort regrettable pour les gens qui n'ont que des rêves comme titres de propriété. Le virage auquel je faisais allusions, quelques lignes plus haut au sujet de la chanson de Souchon, est celui qu'emprunte une société marquée par l'ultra-consumérisme, pour se diriger vers des valeurs plus saines, concernant la qualité de la vie. Passer du concept d' avoir plus à celui de vivre mieux.
Les valeurs telles que le respect de l'environnement, le développement durable, le féminisme, sont des valeurs dites post-matérialistes dans la mesure où les préoccupations qu'elles soulèvent ne sont pas directement liées à des questions d'ordre socio-économique pour les consommateurs que nous sommes. L'émancipation des femmes dans une société donnée, d'un point de vue marketing, c'est très difficile à récupérer de manière concrète et directe. On imagine mal une chaîne de grande distribution encourager les femmes à briser les leurs, de façon purement désintéressée. L'environnement, quant à lui, coûte bien plus qu'il ne rapporte sur le court terme. Même les grandes firmes pétrolières, dans leur stratégie de communication visuelle, ont récemment fait apparaître une palette de couleurs froides (nuances de bleu et de vert, symboles de pureté et de nature) alors que les couleurs chaudes, symbole d'activité, se font plus discrètes. L'Institut Français du Pétrole, l'IFP, n'a-t-il pas tendance à cacher l'origine de son sigle derrière des notions plus propres (Innovation, Energie, Environnement)?
Ces valeurs post-modernes encouragent davantage à s'interroger sur la qualité réelle de la vie - donc sur la recherche d'un certain bonheur, voire d'un bonheur certain pour les plus optimistes - et ont le mérite de nous éloigner, reste à savoir pour combien de temps, de notre obsession du verbe avoir. Elles ne parviendraient finalement qu'à satisfaire notre besoin de voir autre chose que du chiffre à tout va.. Mais n'avons-nous pas lu quelque part que le bonheur est tout sauf une suite de satisfactions accumulées? A mon sens, la boucle est bouclée.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Le bonheur est dans le pré!
Il manque les références bibliographiques :-)

Anonyme a dit…

Force est de constater que les grands esprits se rencontrent... Alors que des milliers de consommateurs consument leur fric, quelques irréductibles espèrent en secret qu'il y a une autre issue dans ce monde sans queue ni tête...